vendredi 25 avril 2008

Journal d’une e.c. en dispo dans les As...


Décembre 2007 : e.c. ?
Voilà bientôt deux ans et demi que je ne suis plus payée pour le travail que je fais. Car je suis e.c. et un e.c. ne s’arrête pas de travailler. J’habite en Espagne et les espagnols m’aiment bien. Ils me trouvent un peu dérangée. Ils me répètent sans cesse : « Qu’est-ce que tu travailles ! » avec un air mi-admirateur, mi-moqueur. Ici, le travail n’est pas une vertu. C’est un mal nécessaire, un (très long) moment à passer dans la journée. Ce qui compte, c’est le reste, sortir, voir les amis, parler, boire, jouer, se promener, se montrer. On se retrouve dehors, c’est là que ça se passe.
Et moi, je reste penchée sur mes articles entre les allers et venues des enfants, à moins de préparer des cours (payés ceux-là !), d’aller à quelques réunions sur le management subventionnées par l’Europe ou de rendre service à l’Alliance Française locale. J’ai trouvé une Alliance Française en arrivant à G.. J’ai sonné, j’ai proposé mon aide, on m’a accueillie comme une aubaine. Depuis je me régale. Je me repose de mes lectures-écritures en organisant des activités autour des échanges culturels ou en rangeant les placards. C’est une manie chez moi, j’en ai même écrit une thèse avec l’exergue qui l’accompagne : « Ranger, c’est éclairer notre pensée et gérer nos états d’âmes ». J’ai signé Saint Augustin… En rangeant, je pose des questions : « C’est quoi ça ? Où ça va ? T’es sûr que tu veux le garder ? Avec quoi ça va, c’est forcément relié à autre chose ? Etc. ». Et c’est systématique : je n’obtiens d’abord jamais de réponse mais une histoire, de plus en plus longue à mesure de nos rencontres. On finit tout de même par ranger et surtout, je l’ai encore observé cette fois-là avec Ana qui dirige l’Alliance, quelque chose se libère, la vue se dégage, l’horizon apparaît, les envies enfouies refont surfaces, l’avenir est possible, on saute sur les occasions, on devient audacieux, on ose… Quelques temps. Et puis il faut recommencer. Là par exemple, je crois qu’il faut s’y remettre. Les ardeurs sont tombées, je le sens. Mais c’est difficile. Non pas de trouver un placard en désordre, au contraire. Mais de trouver l’énergie pour commencer, pour oublier qu’ensuite on va de nouveau oser et que c’est fatigant. C’est l’hiver, chacun a envie de se reposer. Pourtant, j’entends la mauvaise humeur, les profs (les cours de français sont l’activité principale des Alliance Française) rouspètent, se jalousent et me jalousent (« elle doit être riche ! »). Bientôt.
De toutes façons, on ne sait pas ce qu’est un e.c. ni ce qu’il fait. En France non plus. J’explique : « Enseignant Chercheur dans l’enseignement supérieur, avec une triple mission d’enseignement, de recherche et d’encadrement administratif ». « Ah ! », me répond-on perplexe. Les professeurs au collège ou au lycée ont une vague idée de notre travail : « C’est cool, tu n’as pas beaucoup d’heures de cours à faire ! ». Les Français qui travaillent en entreprise sont radicaux : « Encore un fonctionnaire qui se la coule douce ! » ou « je me demande à quoi sert la recherche, vous êtes dans votre monde et vous ne voyez pas nos préoccupations concrètes, la seule chose qui vous intéresse c’est de publier ». Les Espagnols n’osent pas critiquer ouvertement les universitaires. C’est un monde à part, fortement hiérarchisé. Un « catedrático[1] » plane au sommet du savoir inaccessible au commun des mortels. Si jamais je raconte à ceux qui me voient ranger les placards d’une petite association locale que je prépare le concours pour devenir catedrático, je deviens une énigme, un extra-terrestre ou encore une folle à lier.
Mes collègues e.c. en France, eux, se débattent avec le temps qui coure. Un peu comme moi lorsque je veux finir mon tricot et qu’il ne me reste presque plus de laine : je tricote très vite pour aller plus vite que la laine. C’est désespéré mais je le fais quand même. Avec la recherche, c’est pareil : je désespère de réussir à organiser nos quatre réunions annuelles autour d’un sujet qui nous tient pourtant tous à cœur mais je m’y attelle quand même. Nous sommes des e.c. en Sciences Humaines et Sociales (SHS), spécialisés en Communication des Organisations. Une organisation c’est un bazar avec des gens, des machines et des règles. La communication dans ce bazar est un sac de nœud. Nous, chercheurs en « com-orga », sommes les chevaliers au service de la compréhension de ce monde étrange. Il arrive que le bazar ne s’y retrouve plus dans son sac de nœud et qu’il songe aux chercheurs en com-orga pour éclairer sa lanterne. Il arrive que nous réussissions à décrocher une subvention pour interroger le sac de nœud de quelques bazars. Dans tous les cas, nous faisons du « terrain » quoiqu’en disent nos détracteurs. Faire du terrain c’est partager souffrance et joie du bazar. Un peu comme un anthropologue en immersion dans un pays exotique. Nos pays exotiques sont les entreprises, les associations, les administrations...
Nous avons déjà eu une réunion en octobre, passionnante, à quatre. Nous sommes censés être une douzaine. La prochaine réunion doit être en janvier, je crois que nous serons six, dont deux en commun avec la première réunion. Un progrès ! Nous avons pour objectif d’écrire des ouvrages simples et ludiques à destination du grand public. C’est vrai que nous sommes intéressés par la publication. C’est comme ça qu’on juge de la qualité d’un e.c. : s’il ne publie pas, c’est un nul selon les critères de nos tutelles, centres nationaux de recherche ou Universités. De là on en conclue donc que c’est la seule chose qui nous intéresse. Ce n’est pas faux. Ce n’est pas tout à fait vrai, notamment pour ceux qui font du terrain, et j’en connais une flopée, dont mes collègues qui sont débordés et qui, donc, n’ont pas le temps de participer à une réunion qui pourtant les intéresse drôlement. Que font-ils alors ?
Ils donnent des cours qu’ils n’ont pas toujours choisis mais qu’il faut préparer. Ils organisent les cours des intervenants extérieurs de plus en plus nombreux. Ils cherchent des locaux de moins en moins nombreux. Ils courent après des financements pour faire de la recherche car en dehors du salaire c’est souvent la misère. Ils répondent aux sollicitations des tutelles pour réformer ici ou là et cela multiplie les réunions pour se mettre d’accord et recommencer le lendemain. Ils encadrent des étudiants en perdition ou en stage. Ils corrigent les copies, lisent des rapports et en produisent. Enfin, ils font du terrain, lisent et écrivent. Enfin, ils organisent la réunion puis le colloque qui met un peu de sel dans le quotidien. Et puis il y a les soutenances de toutes sortes, les projets foireux, les collègues en déprime, les élèves en colère, la photocopieuse en panne, les budgets en rade même pour acheter un livre indispensable, l’informaticien en congé maladie et plus de secrétaire depuis longtemps. Sans parler des valeureux qui font la promotion de leur spécialité de recherche en lançant des associations idoines ou en animant tel ou tel groupe de travail. Nous y voilà !

Mars 2008 : dispo ?
Ce journal ressemble à un trimestriel… C’est que je suis en dispo, je n’ai donc pas le temps. J’ai beau me lever entre 4 et 6 heures du matin pour me concentrer sur mes travaux de recherche, cela ne suffit pas. Pourtant, « dispo » signifie disponibilité, auquel on rajoute, dans mon cas, « pour suivi de conjoint ». C’est la formule consacrée pour les fonctionnaires qui doivent quitter leur poste de travail (et leur salaire) pour rester proche du mari ou de la femme qui change de ville ou de pays. Au retour, l’institution est censée réinsérer le fonctionnaire. Aubaine ? Cela dépend des postes disponibles. Or, dans mon cas, e.c. au ministère de l’économie, les postes sont rares et dispersés dans toute la France. Comme tous mes collègues dans la même situation, je ne peux pas refuser plus de trois propositions de mon ministère sous peine d’être rayée des cadres. Autre formule consacrée pour signifier que je risque de perdre mon statut si l’envie me prenait de travailler à nouveau tout en restant proche de ma famille. Calamité ? Je peux toutefois trouver un job dans une entreprise en attendant qu’un poste se libère pour moi. J’ai donc une certaine liberté de mouvement qui m’incite à faire des choix.
J’ai déjà une expérience de « suivi de conjoint » car le mien a la fâcheuse tendance à changer de lieu de travail tous les trois ou cinq ans. La dernière fois, j’ai trouvé relativement vite un poste (nous étions encore en France) mais l’intégration fut longue et douloureuse. A peine la routine s’était installée qu’il fallait changer. La routine a du bon : elle permet de se concentrer sur l’essentiel, ce qui est précieux pour la recherche et l’enseignement. Il faut en effet une bonne année pour « faire son trou », une autre pour saisir les subtilités des rouages de l’organisation et une troisième pour savoir y naviguer tranquillement. Telle est à peu près mon calcul empirique. Même chose pour l’insertion dans la ville, l’école pour les enfants, les nouveaux amis, les activités, etc. J’aime changer mais j’ai passé l’âge de chercher du travail en permanence, me suis-je dit en arrivant en Espagne. En plus, j’aime mon métier, je souhaite garder le contact.
L’occasion est bonne puisque je dois rédiger une HDR. Notre métier aime les acronymes. HDR pour Habilitation à Diriger des Recherches et devenir, si notre petit monde universitaire le veut, professeur des universités (catedrático donc). Se concentrer, résumer 20 ans de recherche, une soixantaine d’articles et penser tout cela dans une perspective d’avenir : qu’ai-je donc apporté à la science et quel projet cela construit-il pour mener une équipe ?
Mes ambitions sont parfois incompatibles : travailler, chez moi, face à la mer, et sortir, le plus vite possible pour profiter d’un lieu et d’une ambiance qui ne dureront pas. Il suffit de dormir un peu moins : avant que la maison ne se réveille j’ai quelques heures tranquilles pour lire et écrire. C’est mon espace de liberté, mon moment de concentration privilégié. Après commence la journée de la femme (c’était hier…) : lever et déjeuner de la marmaille, école, bricoles (réparations diverses, courses, soins, rendez-vous pour les uns et les autres, rangement maison, administration – toujours quelque chose qui cloche pour nous français à l’étranger), retour des enfants, devoirs et français (ils sont à l’école espagnole 100%, il faut faire le français à la maison), sport, dessin, musique et autres activités extra-scolaires, copains à la maison (mes copines travaillent, elles…), câlins, chagrins, lectures, jeux, bain, parents d’élèves (que de réformes à l’école des enfants !), anniversaires, promenades… Et, entre le matin déjà bien entamé et l’après-midi bien occupée, je retourne à mes écritures studieuses ou m’ouvre à la vie sociale locale. Le soir, je lis ou je sors profiter de la vie espagnole s’il ne reste pas quelques soucis à régler. Une vie de femme quoi…
Je vais peut-être donner des cours ici, à l’Université d’O., cet automne. Il aura fallu trois ans pour faire mon trou. Quoiqu’il arrive, je reste encore deux ans. Cette fois, je cueille les fruits de mes efforts. Ernest acquiesce, on est en phase et c’est plus facile ainsi.

Avril 2008 : As... ?
Hum, la plume se lâche… Le soleil se lève et mes carreaux sont sales…
Ici, ce n’est pas du tout l’enfer, la vie dans les As... est un plaisir quotidien. Le slogan de cette région est « As..., paraiso natural ». C’est vrai. Ce n’est pas connu et c’est bien ainsi.


[1] L’équivalent français exacte est « professeur des universités » mais il n’a pas cette connotation quasi magique de « catedrático » qui est un terme spécifique.